Croire ? En quoi ?

    Bien des personnes aujourd'hui ne refuseraient pas de mieux s'informer sur la vision du destin de l'homme qui se propose dans le "système" chrétien, à condition que la présentation n'en soit pas trop lourde. On voudrait surtout pouvoir juger si ces "histoires" ont des chances de correspondre à quelque chose qui, raisonnablement, se tient. Ensuite, on verrait...! Il s'agit donc ici d'une tentative qui se risque dans cette direction.

 

    - Question primordiale : l'existence de Dieu.

        Comment semble-t-il le plus logique d'imaginer la source, l'origine, bref  le soubassement de tout le réel qui se laisse constater? Est-ce une force incosnciente comme tout ce qui existe, sauf l'être humain, ou bien, à l'image de l'homme, mais infiniment plus puissant, est ce un "Quelqu"un " lucide et conscient, ce que l'on appelle "Dieu" ?

        La notion courante de Dieu tient dans cette formule d'Anselme de Cantorbéry, évêque du XI ième siècle : c'est, dit-il, "ce par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé". Quel est le fondement rationnel d'une telle croyance que partagent les trois grands monothéismes, le judaïsme, le christianisme et l'Islam ?

        C'est très simple : A partir d'un néant absolu, rien ne peut se mettre à exister. Vérité de La Palisse. Il y a donc nécessairement quelque chose d'éternel. On peut tourner la question comme on voudra. Impossible d'échapper à cette évidence. Sous la précarité de tous les êtres qui constituent ce que nous appelons la "nature" il y a forcément la tranquille permanence d'une force secrète qui les suscite sans arrêt. Bien qu'elle ne soit pas visible, c'est elle la réalité fondamentale puisque tout en provient.

        Il ne saute pas aux yeux pour autant que cette force soit quelqu'un, un être lucide, conscient, Dieu. On peut supposer un soubassement universel tout à fait inconscient et doté d'un "toujours" d'existence.

        Cette hypothèse, cependant, ignore un problème étrange : comment imaginer que du soubassement inconscient de la totalité ait pu naître l'étonnant agencement intelligent de l'ensemble de cette totalité, tel que la science le découvre laborieusement? Du moins, le plus peut-il sortir ? C'est ce qui effarait Einstein. Restant au plan de l'expérimental, il avouait :" La chose la plus incompréhensible à propos de l'Univers, c'est qu'il soit compréhensible". Voltaire déjà reconnaissait en deux vers célèbres : "L'univers m'embarrasse et je ne puis songer Que cette horloge existe et n'ait pas  d'horloger".

        Et quel miracle encore dans la présence en l'un des animaux, de la faculté de lecture, de calcul et de découverte, jusqu'à pouvoir détecter et traduire en formules mathématiques l'infinie subtilité des secrets arrangements de la matière! "Malgré les avancées de la science, nous ignorons toujours comment ce kilo de cellules si bien protégé qu'est notre cerveau, encode des informations, stocke des expériences, des souvenirs, des rêves et des intentions, comment cette masse humide peut donner ce fabuleux cinéma intérieur de pensées et d'images" ( A.Pekar).

        Il n'y a pas à redouter, d'autre part, que le processus d'évolution à travers lequel la science voit l'univers s'en aller, depuis le big bang, vers l'apparition de la vie et vers celle de l'homme, soit incompatible avec la foi en un Dieu-source. Bien au contraire, on est effaré de voir les improbables qui ont été nécessaires pour cette réussite. En 2008, le prix Nobel de physique a été attribué à trois Japonais pour la découverte de l'un de ces cas : juste après le big bang, il s'est produit une minuscule intervention d'une particule supplémentaire de matière pour chaque dix milliards de particules d'anti-matière. Sans cette étrangeté, l'évolution n'avait aucune chance de se lancer : matière et anti-matière se neutralisaient. C'est comme si nous laissions un courant d'air emporter un bout de fil dans la rue et qu'il aille se glisser juste dans le chas d'une aiguille qu'une couturière a piquée sur le rebord de sa fenêtre!

        Croire en Dieu ne risque donc pas de présenter quoi que ce soit qui prête à objection de la part de la science ni de la simple raison. Très souvent, une difficulté se trouve cependant avancée: celle du mal et du malheur. C'est par sa façon extrêmement paradoxale de la prendre en charge que le christianisme se différencie des autres  monothéismes.

 

 

    - La proposition de foi chrétienne.

 

        "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils, son unique, afin que tout homme qui croit en lui ne se termine pas mais reçoive la vie éternelle."

        Telle est l'intrépide affirmation que l'on peut entendre de la bouche même du Christ, dans l'évangile de Jean (Jn 3,16). Selon la foi chrétienne, Dieu est à comprendre, non seulement comme un infini de puissance mais aussi comme pure bonté, Amour infini. Il aurait mis à la disposition de l'homme ce qui, de sa personnelle réalité divine, lui est si cher et si profond que, pour nous en faire une idée, nous sommes conviés à le penser selon l'analogie de ce que représente le fils, l'enfant pour son papa ou sa maman. C'est dans ce sens que le Christ va être dit "Fils de Dieu" dès les premiers approfondissements de réflexion sur la personalité qui s'est manifestée en lui.

           Dieu, pour révéler l'essentiel de lui-même à l'être intelligent, afin que celui-ci comprenne la source de son existence et par là, sa raison d'être et sa destination, aurait présenté cet essentiel en un homme, Jésus, le Christ, qui a vécu il y a deux mille ans. Dieu, "ce par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé" serait capable d'un tel dévouement envers sa créature humaine qu'à un moment de l'histoire, il se serait fait l'un de nous pour un parcours de vie en lequel nous pourrions lire le sens et le pourquoi de notre existence personnelle. Or, comme chacun sait, ce Jésus est mort de la façon la plus atroce : cloué à une croix. Dieu, auquel on oppose si facilement l'existence du mal, se serait donc livré lui-même à son emprise.

         Devant une telle affirmation, on peut être tenté, dans un à priori systématique, de hausser les épaules sans aller plus loin ; ce serait cependant un peu léger : Jésus de Nazareth n'a pas été un petit personnage en marge de la grande Histoire. On ne peut historiquement contester qu'il ait eu conscience d'être quelqu'un d'unique en vertu d'une particularité essentielle dans son origine. Il manifestait une relation d'une grande familiarité avec le Dieu unique qu'il appelait "Abba", équivalent en aréméen de la confiance qui s'exprime dans le "papa" de nos enfants. Il souhaitait nous faire oser pour nous-mêmes une relation filiale à l'égard de ce Père; "Lorsque vous priez, recommandait-il, dites : Toi, notre Père..."

        

        - Ce que les contemporains de Jésus ont pu voir de lui.

        Jésus, originaire de Nazareth, venait d'une famille très modeste; c'était un homme du peuple, mais très vite, tout le monde a senti en lui de l'exceptionnel, une singulière énigme : une grandeur mystérieuse se devinait derrière un naturel parfaitement étranger à toute forme d'affectation. Il pouvait revendiquer le plus simplement du monde une réalité personnelle sans commune mesure avec les plus hautes figures religieuses du passé de son peuple ( "Eux - les grands prophètes - disaient...mais moi je vous dis..") tout en se reconnaissant " doux et humble de coeur". Personne n'éprouvait la tentation de lui contester ces deux aspects fortement contrastés de sa personnalité ; tout le monde osait l'approcher, y compris les lépreux ou une fille publique repentie. Même de grands malades qui, selon l'esprit de l'époque, passaient pour victimes de mauvais esprits, repartaient, alertes, après l'avoir prié de les bénir. Bref, en lui, se laissait percevoir ce que l'on pourrait appeler un étrange "plus" de réalité, auquel la foule des gens qui se précipitaient pour le voir, l'entendre et le toucher rendait un hommage instinctif.

        Dans une société structurée, enrégimentée même, à partir de la foi en un Dieu suréminent, comme l'était le monde juif à cette époque, un tel engouement populaire ne pouvait qu'inquiéter et irriter ceux qui jouissaient du prestige inséparablement social et religieux. Les représentants officiels de cette société théocratique, le haut clergé, pensent donc très vite à l'élimination de ce Jésus qui leur fait l'effet d'un dangereux concurrent. Ils feignent de le prendre pour un hérétique de la pire espèce : "Toi, qui n'es qu'un homme, reprochent-ils, tu te fais Dieu! " (Ev. de Jean 10,33). "Qui prétends-tu être?" (Jn.8,53). Jésus sait parfaitement qu'il est menacé du pire. Pour autant, il ne retire rien à sa ligne d'action : il veut pardessus-tout moins d'autoritarisme ecclésiatique et de formalisme religieux afin que puisse monter des coeurs croyants la ferveur confiante que mérite, dit-il, un Dieu bien plus cordial et proche de l'homme qu'il n'est généralment supposé. Le sens fondamental de la grandeur de Dieu ne s'en trouve pas diminué mais il s'allie à une générosité tout aussi infinie.

    Jésus est arrêté. Après une parodie de jugement devant le tribunal ecclésistique, les prêtres du Temple arrachent au gouverneur romain la condamnation à mort. Voici Jésus cloué sur la croix.

        Il n'existait à cette époque, au regard de l'opinion, tant populaire qu'élitiste, rien de plus piteux, de plus manifestement signe de nullité pour un être humain que sa condamnation à la croix. L'empire de Rome n'appliquait cette mise à mort par ligature des bras à une haute branche d'arbre ou par clouage sur le tronc qu'à ceux qui n'étaient pas citoyens romains : voleurs, criminels et esclaves qui auraient prétendu n'être pas le pur rebut que voyait en eux la mentalité générale. Lors de la révolte des esclaves sous la direction de Spartacus (71 av.J.C.), on en avait mis à mort ainsi plus de sept mille. Il fallait faire sentir à ces hommes, exhibés au public dans leurs longues heures d'agonie et de passivité forcée, qu'ils n'étaient rien, du zéro. C'était le châtiment tout à fait adéquat pour faire éprouver à un homme, et par là à ses semblables, son insignifiance radicale, sa  nullité, sa disqualification totale en valeur d'existence humaine. Aussi, le monde juif voyait-il dans cette mise à mort, malgré son origine païenne, le signe évident d'une malédiction spéciale de Yahvé-Dieu sur le condamné : Dieu était d'accord avec le verdict de destruction, prononcé par le juge romain contre cet abominable.

        Après avoir obtenu de Pilate cette mise à mort du Christ, les prêtres du Temple pouvaient se congratuler : ils avaient démontré à tout leur peuple que ce Jésus, après lequel beaucoup avaient couru, n'était en fait qu'un ridicule petit prétentieux, ballon de baudruche ; le voilà dégonflé, réduit à sa vérité : du rien!  "Allons, toi qui fais des miracles, détache-toi donc!".

       Ses proches disciples n'avaient plus qu'à disparaître. L'un d'eux, Judas, avait tiré parti de la perspective de l'événement tout proche : sa trahison lui avait valu espèces sonnantes et trébuchantes. Le principal, Pierre, s'était dérobé dès la première heure de la mise en jugement, face au soupçon d'une simple servante ; à trois reprises il avait affirmé par serment, lui le croyant à tous crins : "Non, vraiment non, je ne connais pas cet homme!" Les autres s'étaient éclipsés dans la nature ; il ne leur restait qu'à repartir dans leurs pénates qu'ils avaient quittées des mois auparavant, naïvement emballés par le pseudo-prophète ; ainsi les deux disciples d'Emmaüs, profondément penauds et déçus : "ils avaient tant escompté que ce Jésus restaurerait la royauté en Israël et rétablirait l'autonomie politique". Eh bien, ce Jésus, qui avait réussi à faire tant d'impression, le voilà sous la pierre du tombeau. Fini!

      Oui, mais deux millénaires plus loin dans l'histoire du monde, l'empire de Rome n'est que l'un des chapitres de nos manuels scolaires. En revanche, le mouvement qui est né presque aussitôt de l'insignifiant fait divers, est devenu sans conteste, au fil des siècles, pour des multitudes, le plus profond ressort de leur vie.

         C'est que, jamais, au grand jamais, personne n'aurait entendu parler ni de Jésus de Nazareth ni de christianisme ni de foi chrétienne si l'invraisemblable le plus radical ne s'était laissé expérimenter par ces mêmes hommes qui avaient fui, s'étaient cachés, avaient commis de lâches faux serments. Si, dans l'incroyable de plusieurs apparitions consécutives, la certitude expérimentale du Christ ressuscité ne s'était emparée d'eux, jamais le moindre clocher n'aurait pointé au-dessus de nos villages. La démonstration historique de la naissance de la foi dans le revirement des témoins du Christ n'est pas à faire. Elle est là, jusque dans notre paysage familier. Selon la conviction née du constat qui s'est imposé aux apôtres, nous tenons le Christ pour le Fils de Dieu fait homme. En lui, le divin, l'éternel, c'est-à-dire le présent incessant s'est uni au créé, à l'humain.

         On ne peut dès lors éviter la question : En quoi, le "plus grand que tout ce qui peut être pensé" se trouve-t-il si intéressé par sa créature humaine ? Pourquoi Dieu s'est-il exposé à subir ce que le mépris de l'homme pour son semblable a cherché à inventer de plus dégradant et de plus cruel, moralement et physiquement? Voilà le singulier problème que pose le moindre crucifix.

        

  

        - Retour sur l'énigme humaine : Se pourrait-il que la vie ne soit donnée qu'en vue de sa faillite même au seul être doué de raison ?

              "Pourquoi suis-je né si ce n'était pas pour toujours?" (Ionesco. Le roi se meurt). L' homme se voit doté, au milieu de tous les autres existants, du terrible "privilège" de se savoir mortel ; et cela, en vertu précisément de son insigne qualité d'être doué de raison. Celle-ci lui ouvre les yeux sur sa radicale précarité. Sa prérogative d'intelligence lui vaut souffrance morale inaliénable. Rien d'autre ne se trouve ainsi affreusement pénalisé. Or, on ne peut dire que cela réponde à une faute de l'homme ; pas plus que tout le reste du créé il n'a demandé de venir à l'existence. Cependant, dès qu'il s'éveille à la conscience de soi, il se voit dans le statut de mort-né. Est-il possible de dire, dès lors, comme la Bible le fait sans arrêt, que Dieu est juste?

            A plus forte raison, comment pourrait-on croire qu'il est bonté infinie ? Aucune maman, sachant qu'elle ne peut payer à son petit enfant le mirifique jouet qu'il a aperçu dans une vitrine, n'aurait le sadisme de le faire passer et repasser dans cette rue. Le sort de l'homme, dans son insatiable appétit de vie, alors qu'il sait ne l'avoir que de façon provisoire, est-il très différent de celui de l'enfant que sa mère s'amuserait à voir souffrir?

        A ce point de froide réflexion sur le statut de l'être humain, la foi chrétienne laisse apercevoir la pertinence que lui vaut sa sublimité même : En appelant l'homme à l'existence, Dieu a créé un être dont le pathétique ne se justifie qu'en vue d'une séquence autrement plus positive. Seule, la destination à un avenir qui déborde infiniment l'ordinaire des jours peut libérer le Créateur d'une dette qui, sans cela, serait d'une totale et incompréhensible injustice. Il n'a pu vouloir la tragique précarité de sa créature humaine qu'à titre de ressort vers de l'infinimennt plus haut. Il ne peut y avoir d'hésitation là-dessus. Dieu n'a pas créé pour créer. Sinon, il avait d'autres possibilités:

         Il aurait pu tout d'abord se contenter de donner la vie à des êtres qui resteraient privés de la lumière de la conscience et de la raison : le monde végétal et animal. Cela n'aurait pas de sens.

        Quelquefois, devant les épreuves de l'homme en sa vie terrestre et face aux promesses de la foi, on demande pourquoi Dieu ne nous a pas intallés de prime abord dans la vision béatifique, puisque c'est à cela qu'il nous destine.Nous serions ainsi des bienheureux, certes obligés, mais enfin des bienheureux. Le fait est là cependant : Dieu n'a que faire de béats satellites. Le regrettons-nous vraiment ?

        Dans l'un des romans de fiction de Simone de Beauvoir (Tous les hommes sont mortels) le personnage principal est un homme que l'absorption d'un mystérieux breuvage a rendu immortel. Puisque la perspective de la fin met une ombre sur notre amour de la vie, ne pourrait-on regretter en effet que Dieu ne nous ait pas doués d'immortalité, dans les conditions d'une vie analogue à celle que nous vivons maintenant, et sans le moindre besoin d'autre  chose ? Ne serait-ce pas beau ? Mais le héros du  roman n'a plus besoin de personne; il sait par exemple qu'il ne fait que se prêter à de l'illusoire lorsqu'il joue le grand amour par commisération pour celle qui l'aime profondément sans savoir qu'il est immortel. Elle se croit la femme de sa vie comme elle reconnaît en lui  l'homme de la sienne. Lorsque, se voyant bientôt vieille alors que son amant reste si jeune, elle découvrira la vérité, sa déception sera telle qu'elle le détestera de toutes ses forces. Dans une société entièrement faite d'une telle humanité, ce serait en effet le règne d'une totale indifférence mutuelle ; personne n'aurait besoin de personne. Bien plus redoutable encore : il faudrait s'y supporter mutuellement et sans fin. Nul besoin de feu ardent ni de démons cornus pour une plus parfaite réussite d'enfer éternel!

        Le fait d'être sujet à une possibilité de fin ne représente donc pas le plus grand malheur qui aurait pu nous arriver. Cela nous permet de revenir avec quelque espoir à nos réalités ; voici l'homme "borné dans sa nature, infini dans ses voeux" comme dit le poète (Lamartine); ou, bien moins lyriquement, voici l'homme que guette la panne de vie, la panne sèche, et qui le sait très bien. Devant un cas aussi extrême, aucun doute n'est possible : le Créateur tient à ce que s'élève de son œuvre un être affamé de plus-être, doté - non : affligé - d'un creux insondable, bref une force d'élan insatiable. Par nature, l'être humain est voué à une quête d'infini. "L'homme, écrivait Pascal, passe infiniment l'homme".

        Le Christ le dit très expressément dans l'un des passages les plus essentiels des évangiles, les "béatitudes" : "Heureux vous les pauvres...Heureux vous qui avez faim maintenant ...vous qui pleurez. Le Royaume des cieux est pour vous. Malheureux vous les riches, vous qui êtes repus..." ( Ev. de Luc 6,17s.) Sous cette forme délibérément paradoxale pour frapper les esprits, il nous est dit : "Chanceux êtes-vous si cette vie vous laisse toujours sur votre faim. En revanche pitié pour vous, si vous cherchez à vous combler avec les biens terrestres. Enfermés dans le tourment d'une suffisance inaccessible per cette voie, vous vous interdisez la disponibilité au Royaume de la vie. "

 

       - - Une vie conçue pour braver sa faillite : Jésus.

        Selon la foi chrétienne, ce Royaume de vie s'est manifesté à un moment donné, au sein même de l'histoire du monde : l'accomplissement de l'homme tel que  Dieu l'a imaginé est advenu au coeur même de l'humain où il se trouve inauguré. C'est le Christ.

        Ce qui se manifeste en sa réalité de Fils de Dieu fait homme n'est rien de moins en effet que la solidarité existentielle que l'Inventeur de l'homme entend vivre avec son invention. Il veut être "l'Emmanuel", Dieu avec nous. L'évangile de Jean rapporte avec soin les paroles décisives du Christ lors de son dernier repas avec ses disciples (chapitres 14 à 18). Elles se résument complètement en une déclaration d'ouverture à toute l'humanité de la vitale solidarité qui l'unit à son Père. Ansi la prière finale : "Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi." (Jn.17,21). Ne nous effarons pas trop : l'homme étant ce qu'il est, le manque radical dont il souffre ne peut trouver de remède que par quelque ouverture sur un réel qui le dépasse infiniment. N'est-ce pas ce qui se donnait à pressentir dès les premières pages de la Bible ? Dieu a créé l'homme "à son image et ressemblance".

        En termes de notre langage, on pourrait dire que le Fils de Dieu fait homme, réapparu vivant dès le troisième jour après sa mise à mort, c'est-à-dire mort en projection de vie, n'est rien d'autre que le "prototype" conçu de toute éternité pour "fonctionner" comme destin de l'homme et instrument de ce destin. Préfiguration et préparation de celui de chacun de nous, il nous passe une pleine santé, la sienne même, pour peu que nous essayions d'avoir un peu de son mental. C'est ainsi que l'a compris l'apôtre Paul lorsqu'il écrit du Christ qu'il est "la forme visible du Dieu invisible, Premier-né de toute la création, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre" (Lettre aux Colossiens 1,15-16)

        C'est en ce sens que le Christ affectionnait tant de se dire "le fils de l'homme". C'était sa façon préférée de se désigner. Il avait la claire conscience d'être né de l'idée d'homme que celui qu'il appelait "Père" voulait mettre en œuvre : projetant d'appeler à l'existence une créature capable de participer à ce qu'il était lui-mêmre, une créature conviée au divin, Dieu en a conçu l'idéal absolu; c'est son Fils fait homme. Celui-ci pouvait donc traduire sa propre origine par l'expression dans laquelle il se disait fils, non pas d'un homme en particulier, mais de l'homme en général, c'est-à-dire de l'idée d'homme que Dieu avait en vue. Il devait son entrée dans l'histoire des hommes à la mise en route comme à la destination de cette histoire.

        C'est pourquoi il dit :"Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi mais pour servir et donner sa vie pour la multitude" (Ev. de Mt 20,28). C'est là, dans ce don, que se met pleinement à l'oeuvre sa filialité humaine : le lourd héritage de tout le passif de notre histoire lui tombe sur les épaules ; il l'assume dans l'offrande de sa propre vie - toujours la solidarité - et, par le fait même il assure la solvabilité de ses frères humains.

        Il leur en indique le chemin infaillible. Lui, le Fils de Dieu, du Dieu que l'évangéliste Jean définit comme Amour, s'est fait homme pour démontrer aux hommes le pouvoir de la bonté : Il a été bon jusqu'à se laisser clouer en croix par dévouement et il a été alors, trois jours après, repris par la vie pour toujours.

        Dans cette démonstration du pouvoir de la bonté, se trouve atteint le sommet de la missionque Jésus a reçue de son Père pour éclairer les hommes sur le sens de leur vie et les aider à la mettre sur la voie de l'authenticité. Autrement dit, bonté, générosité, dévouement et participation à la vie imprenable,à la vie même de Dieu, forment une seule et même réalité.Voilà la foi chrétienne : Ce Dieu désire avoir besoin de nous pour révéler au monde son visage de bonté. Fécondité inouïe de nos existences quand nous les vivons à l'ombre de ce qu'Il est.

        Aussi, en plein coeur des heures suprêmes de sa vie, Jésus en établit un mémorial capable d'en perpétuer la réalité. Pour cela il n'a pas peur d'utiliser l'acte le plus banal mais aussi le plus indispensable à toute vie : l'acte de manducation. C'est l'institution de l'Eucharistie, dernière initiative du Christ avant sa mort, acte testamentaire authentique. La volonté de solidarité de Dieu avec l'être humain s'y exprime avec une certitude maximale: "Prenez et mangez ; ceci est mon corps. Prenez et buvez ; ceci est mon sang", paroles que le Christ prononce sur le pain et sur la coupe du vin en les tendant aux apôtres, ces "fruits de la terre et du travail des hommes".

        C'est la réalisation de la plus radicale jonction qui puisse s'établir, sur terre comme au ciel, entre Dieu et sa créature. C'est l'accomplissement de ce qui s'est inauguré dans la réalité du Christ : quand nous prenons l'hostie devenue corps du Christ, ce qu'est celui-ci, fusion de divin et d'humain, arrive à son accomplissement et à son but. Nous communions ensemble, d'un seul coeur, à sa totale réalité pour devenir cette réalité même : Joie d'amour infini. Pour le moment, bien sûr, la jouissance sensible en est très justement différée : notre liberté y disparaîtrait . Totalement subjugués, nous ne serions plus que les aiguilles d'une boussole. Or le Dieu qui est apparu en la personne de Jésus n'a manifestement aucune envie de posséder ni des esclaves ni des robots.

       Comment, pratiquement, nous offrir à l'imprégnation de notre personnalité par ce réel fondamental ? C'est surtout par la familiarité avec les évangiles. Ils sont faits de ce que l'Esprit qui a poussé à leur rédaction nous propose de vérité divine. C'est là que se trouvent les " vivres dont notre foi a besoin" (selon l'une des prières liiturgiques). A notre époque d'éparpillement de l'attention, sous l'effet de sollicitations précipitées les unes sur les autres à longueur de journée, un chrétien assez convaincu pour se livrer de temps en temps à la lecture attentive et méditée d'un passage d'évangile "ressuscite" le Christ. Il le fait vivre en soi; Il devient un de ses proches. Il lui devient réel, actuel. Par le fait même, le Christ ainsi prolongé en incarnation - pourrait-on dire - a plus de chances d'être entr'aperçu dans tel ou tel milieu de vie. Lorsqu'une large capacité d'esprit d'amitié naît d'une secrète profondeur de vie intérieure, il en rayonne inévitablement quelque chose. Seule la possibilité de deviner de telles sincérités de foi "en esprit et en vérité" semble capable de permettre à l'esprit moderne, fortement demandeur de vérification, de soupçonner la profonde correspondance de cette foi avec la qualité d'humain la plus évidente : la faim et la soif de vie autour de soi comme en soi.

 

        - Conclusion.

        Dieu se veut en famille, en vraie famille avec tout ce qui dans l'humanité ne s'y refuse pas. Le monde n'est rien d'autre qu'un projet d'amitié, d'immense et profonde amitié qui cherche des volontaires pour commencer à se réaliser dans le contexte provisoire de la vie actuelle. Voilà très exactement ce que la foi chrétienne ose soutenir.

        Chacun de nous est voulu par un Amour infini...Chacun de nous est espéré par cet Amour. Tel est le secret de notre apparition dans l'existence. Tout homme existe au prix que Dieu a payé sur Lui-même dans la mort du Christ en croix. Il ne s'est autorisé à créer aucun de nous que d'après le justificatif et le modèle qu'il se donne en Christ. Nous sommes en dette d'existence envers le crucifié.

        Faut-il que Dieu soit un mystère infini d'Amour pour nous aimer à ce point ! Sans perdre de vue sa grandeur de puissance, c'est de grandeur d'amour qu'il s'agit essentiellement quand nous pensons à notre Dieu chrétien. C'est par là qu'il peut être dit, selon Augustin d'Hippone ( St Augustin) "plus proche de moi que moi-même". Etant notre source, comme notre avenir, il représente notre plus profonde vérité.C'est dire que Jésus est pour chacun, son plus proche, son plus intime parent.

        C'est là le grand secret du tonus qui s'invite chez le chrétien lorsqu'il est bien pénétré de sa foi : un comportement délibéré d'amitié et de bonté vaut par lui-même garantie de vie, de vie définitive au terme de notre passage en celle-ci ; et seul, un tel parti pris a ce pouvoir. Pourquoi ? Tout simplement parce c'est d'amour, et uniquement d'amour, qu'est "fait" le Dieu qui s'est révélé dans le crucifié.

         Est-il déraisonnable de penser que ce que l'humanité a pensé comme le Réel suprême,  "Dieu", soit de l'infini d'amitié? N'est-ce pas dans le registre de l'affectif que, malgré parfois de cruelles déceptions, nous tendons instinctivement à chercher, et qu'il nous arrive de trouver, les plus heureux jours de nos vies? 

 

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