Le regard de Jésus de Nazareth
Qu'aurais-je ressenti, si, vivant au temps de Jésus de Nazareth, je l'avais rencontré ? Qu'est-ce qui m'aurait tout de suite frappé ?
La réponse ne peut faire de doute : ses yeux, son regard sur toute personne qui l'approche ! Rien d'autre, du moins dans un premier temps.
En dehors de nos intimes, nous ne regardons les gens que d'un œil distrait et généralement indifférent. Dans la rue, nous nous croisons sans paraître nous voir. Si nous apercevons une figure connue, nous saluons, très civilement ; selon l'état de nos relations nous nous arrêtons quelques instants pour échanger quelques propos plus ou moins chaleureux. Après ces politesses chacun revient au but de sa course. Ainsi va la vie.
Le regard que Jésus portait sur chacun de ceux qu'il rencontrait se trouvait aux antipodes de cette vague indifférence ou du moins de ce peu d'attention mutuelle qui forme l'atmosphère générale dans laquelle nous vivons tous, les uns devant les autres. Il ne pouvait regarder personne d'un œil distrait et comme en passant. En un éclair de regards qui se croisaient, chaque personne rencontrée se sentait immédiatement l'objet d'un réel intérêt, d'une attention particulière en même temps que d'un respect quasiment religieux ; un peu comme si chacun représentait pour lui de l'inattendu, de l'exceptionnel ; plus encore : du sacré. Il n'insistait évidemment pas si le vis-à-vis, surpris et éventuellement gêné, détournait le premier son regard. En tous cas personne ne se sentait regardé d'un œil distrait ou simplement poli.
De là viennent, souvent, dans les évangiles, de la part des personnages les plus divers, des comportements apparemment étranges. Il en est ainsi d'abord pour les apôtres dans le scénario qui raconte l'appel du Christ à le suivre : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer. Il leur dit : « Venez à ma suite et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. » ( Mtt. 4, 18-22) Scène incompréhensible ! Comme si les deux apôtres avaient été saisis par ce que nous appelons « le coup de foudre » ! En réalité il s'agissait de la conséquence d'une précédente rencontre : quelques jours auparavant sur les bords du Jourdain, Jean Baptiste avait désigné Jésus à André et à un de ses compagnons comme « l'agneau de Dieu » ; intéressés, ils avaient alors obtenu de Jésus l'autorisation de passer une journée avec lui. Cela avait été convainquant puisqu'il suffit, quelques jours plus tard, que Jésus les appelle à le suivre, pour que, instantanément, ils quittent barque, filets et gagne-pain.
Semblable scénario pour Matthieu « Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s'appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi ». Il se leva et le suivit. » ( Mt 9,9-13). Ici, en réalité, Jésus vient de guérir un paralysé allongé sur une civière ; Matthieu en a été témoin ; et Jésus a lu instantanément dans le regard de Matthieu le besoin le plus vif de l'approcher : il venait de voir à l'œuvre un trop grand mystère pour en rester là. Le regard de Jésus ne s'est pas trompé puisque le collecteur d'impôts laisse là, instantanément lui aussi, registres, comptabilité et feuilles d'imposition.
Le Christ attachait une grande importance à la question du regard. « Si ton œil est innocent, dit-il un jour, ton corps tout entier est dans la lumière. Mais si ton regard n'est pas sain, ton corps tout entier sera dans les ténèbres » (Mt 6,22-23). Il voulait dire ici que l'intention du regard de chacun conforte ou détériore un peu plus sa qualité intérieure.
Sa propre qualité intérieure, en tous cas, éveillait ou confortait celle de toute personne qui ne se fermait pas à son regard. Ainsi pour Zachée : le regard du Christ ne l'emprisonne pas dans son passé d'homme voué à l'argent mais laisse ouvert un espace de confiance pour des lendemains plus généreux et plus humains. La suite lui donne raison (Lc19,1-10).
Ce regard de Jésus est assez lumineux pour lui permettre de percevoir instantanément l'essentiel de la réalité spirituelle d'une personne comme d'une foule : « Voyant les foules, il fut saisi de pitié pour elles, parce qu'elles étaient harassées et prostrées comme des brebis qui n'ont pas de berger. » (Mtt10, 36-38). La scène de la « pécheresse » qui, survenant lors d'un repas chez un pharisien en apportant un flacon de parfum et, « toute en pleurs » le verse, en même temps que ses larmes, sur les pieds de Jésus, pour ensuite essuyer avec ses cheveux ne s'explique que par quelque circonstance précédente où Jésus a, au moins, regardé cette femme. Elle y a lu, non certes la moindre trace de ce souverain mépris qu'aiment afficher à son égard les pharisiens, mais quelque chose qui, au contraire, semblait dire « Amie, tu vaux mieux que ça, beaucoup mieux ! tu te méconnais et tu t'abîmes avec ce « métier ». La jeune femme alors, sans doute tout de même après un débat intérieur plus ou moins long, a décidé de rompre publiquement avec cette vie désastreuse. S'humiliant dans un comportement de servante aux pieds de Jésus, sans un mot, elle gratifie le regard muet que celui-ci avait posé sur elle. Le Christ lui reprendra le geste, le soir du jeudi saint, aux pieds des apôtres.
Le même regard provoquera un retournement analogue chez un homme coupable d'une affreuse faiblesse, puisqu'il s'agit de Pierre lui-même. Après l'arrestation de Jésus, et lors de la séance de jugement par les autorités juives, face à une petite servante et à un tiers qui le soupçonnent de faire partie des gens de Jésus, il renie ce Maître auquel il est cependant attaché de tout son coeur. Quelques heures auparavant, celui-ci l'avait averti qu'il le renierait par trois fois avant que le coq ne chante. (Luc 22, 33,-). Pierre vient de se parjurer pour la troisième fois : « Et aussitôt, comme il parlait encore, un coq chanta. Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre ; et Pierre se rappela la parole du Seigneur...Il sortit et il pleura amèrement. » (Luc 22,56-62). Toujours ce regard de Jésus qui sait dire si éloquemment l'amitié et qui est capable de voir au fond du regard des autres plus de valeur secrète que l'intéressé ne soupçonne lui-même.
Que verrions-nous dans le regard de Jésus s'il nous était donné de l'apercevoir, un jour, revenu faire un tour de notre côté ? De l'intérêt, rien que de l'intérêt, assorti du bonheur de nos regards croisés. En dépit de nos défaillances, nous ne pourrions lire dans ses yeux la moindre trace de condamnation. Non, rien que le bonheur de notre rencontre, avec la totale confiance que nous arriverons bien, au fil de notre existence, à mieux nous trouver nous-mêmes, dans sa proximité définitive, puisqu'en fait il n'est pas « au ciel » mais sans cesse au milieu de tous ses frères humains ; avec ce regard ! Oh ce regard !